Présidentielle 2022 : après le premier tour, la France à la croisée des chemins

Analyse

Après le premier tour de l'élection présidentielle ce 10 avril 2022, tout semble possible. Le président sortant Emmanuel Macron est certes en tête (27,84 %) mais il existe cette fois-ci de réelles chances de l’emporter pour Marine Le Pen (23,15 %), également qualifiée au second tour.

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Bulletins de vote Le Pen et Macron en 2017

Il y a 20 ans, le 21 avril 2002, la qualification au second tour de Jean-Marie Le Pen face au président sortant, Jacques Chirac, et l’élimination du premier ministre de gauche Lionel Jospin était un séisme majeur dans la vie politique française. Le 1er mai 2002, plus d’un million de personnes défilaient dans les rues contre l’extrême droite. Le 5 mai 2002, Jacques Chirac était élu avec plus de 80 % des voix. En 2017, après un quinquennat de désillusions pour la gauche, un large mouvement se mobilisait pour faire barrage à la fille de Jean-Marie Le Pen, Marine, et voter pour un jeune candidat dont le projet annoncé était de bousculer l’ancien monde et de changer le système politique français, promettant de mettre fin à la montée inexorable de l’extrême droite dans le pays : Emmanuel Macron. Bilan : en 2022, c’est la même affiche pour le second tour, certes avec un président sortant en tête (27,84 %) mais cette fois-ci avec de réelles chances de l’emporter pour Marine Le Pen (23,15 %). Jean-Luc Mélenchon, lui, à 21,95 %,  échoue une nouvelle fois de peu à gagner son pari de rassembler autour de lui les électeurs de gauche, les écologistes et de nombreux abstentionnistes pour créer la surprise et accéder au second tour. Ces résultats signent la fin d’une drôle de campagne,  le début de - a minima - deux semaines d’incertitude pour le pays et pour l’Europe, et l’éclatement total du paysage politique français.

Une drôle de campagne

Après deux ans de pandémie, la campagne a été bousculée par la guerre en Ukraine.  Elle s’est tenue dans un climat d’inquiétude et de désintérêt vis-à-vis des candidats et de leurs propositions. Au printemps 2021, la gauche tentait de s’unir, du moins d’en donner l’impression, tandis qu’à l’automne, le phénomène médiatique Zemmour occupait les JT, les unes et les plateaux de télé. Les thèmes de l’immigration et du grand remplacement faisaient irruption dans le débat, signe d’une forme de glissade vers la droite du débat et de la vie politique française. A la fin 2021, la Primaire populaire tentait une dernière fois d’arriver à l’union des candidat-e-s de gauche, suscitant finalement en janvier une candidature supplémentaire, celle de Christiane Taubira, qui est repartie aussi rapidement qu’elle est arrivée, faute de dynamique. Aucun véritable moment politique n’a vraiment marqué cette campagne. L’absence d’un réel débat public et médiatisé sur les programmes et mettant en scène l’ensemble des candidats n’a pas aidé. Et il y a comme une forme de résignation, de lassitude et de fatigue politique qui s’est installée, notamment chez les plus jeunes et les moins favorisés, comme en témoigne le taux d’abstention ce dimanche 10 avril 2022 : 42 % chez les 18-24 ans et 46% chez les 25-34 ans.  Pendant ce temps, les deux principaux protagonistes du scrutin, Marine Le Pen et Emmanuel Macron, s’en tenaient pour l’une à une campagne à bas bruit et pour l’autre à sa stature de président gouvernant dans la crise. 

La campagne à bas bruit de Marine Le Pen

Marine Le Pen a choisi de ne pas prendre de risque dans cette campagne, limitant ses interventions médiatiques au strict minimum, privilégiant - sans doute également pour des raisons budgétaires - les déplacements de terrain dans de nombreuses petites villes et villages aux grands meetings spectacles. Elle a surtout réussi à surfer sur le thème majeur de cette élection, quitte à faire passer au second plan son thème de prédilection, la lutte contre l’immigration et l’instauration d’une “préférence nationale” (pourtant toujours centrale dans son programme) : le pouvoir d’achat (la préoccupation principale pour 58 % des Français. Face à un président sortant souvent perçu comme “le président des riches”, ou du moins, de “la France qui va bien” et à un concurrent sur sa droite, Eric Zemmour, idéologue obsédé par la théorie complotiste du grand remplacement, et économiquement plutôt proche des préoccupations des habitants du riche XVIe arrondissement de Paris (où il a obtenu 17,5 % des voix) que des classes populaires,  Marine Le Pen a choisi d’adopter un discours plus “social” pour parler à la France moins optimiste sur son avenir, promettant de baisser la TVA sur des produits essentiels et notamment sur l’essence, le fioul, le gaz et l’électricité, de renationaliser les autoroutes pour en faire baisser les prix, de ne pas reculer l’âge de départ à la retraite à 65 ans, de revaloriser les petites retraites. Mathieu Gallard, directeur d’étude à l’institut IPSOS, souligne une nouvelle ligne de clivage, aujourd’hui plus forte que l’opposition villes-campagnes : “43% de ceux qui sont "très satisfaits de leur vie" ont voté Macron et 21% Le Pen, alors que 46% de ceux qui ne sont "pas du tout satisfaits de leur vie" ont voté Le Pen et... 4% Macron”. Marine Le Pen a ainsi gagné des points parmi les foyers avec un revenu plus modeste (elle rassemble chez ceux qui gagnent moins de 1250€ près de 31 % des voix face à un Emmanuel Macron à 14 %) et parmi les ouvriers et les employés.

Un candidat très président, très peu candidat

En face, Emmanuel Macron n’a quasiment pas mené campagne, dans un contexte de crise sanitaire, de guerre en Ukraine et alors qu’il assume également la présidence du Conseil de l’Union européenne. Il a fait le choix de rester le plus longtemps possible dans ses habits de président, profitant même au passage d’un bref  “effet drapeau” au début de l’invasion russe en Ukraine. Sans doute son entourage a-t-il surestimé l’impact des considérations internationales et européennes liées à l’invasion de l’Ukraine dans le vote des Français. Ses premières propositions se sont adressées directement aux électeurs de droite : recul de l’âge de départ à la retraite à 65 ans, rémunération des professeurs “au mérite”, conditionnement du versement du RSA à des heures de travail - un positionnement qui lui a probablement assuré le vote de nombreux électeurs de la droite traditionnelle dimanche, siphonnant les voix de leur candidate Valérie Pécresse. La tentative de rectifier le tir en mettant la barre à gauche lors de son seul grand meeting d’avant premier tour, empruntant même une formule au candidat révolutionnaire Philippe Poutou (“Nos vies valent plus que leurs profits”) n’a sans doute pas été vraiment convaincante pour les électeurs les moins favorisés. Une chose est toutefois incontestable : à eux deux, les favoris de l’élection ont achevé de dynamiter l’ancien paysage politique français. 

6,53 % des voix pour les deux anciens partis de gouvernement 

Ainsi, la candidate du parti des anciens présidents Mitterrand et Hollande, Anne Hidalgo, maire de Paris, n’aura obtenu, au terme d’une laborieuse campagne, que moins de 2% des voix (1,75 %), tandis que la candidate du parti les Républicains, héritier du parti gaulliste, du RPR du Président  Chirac et de l’UMP du Président Sarkozy, n’atteint même pas la barre des 5% (4,78%). Un chiffre symbolise ainsi l’explosion du paysage politique français : les deux candidats des partis qui ont gouverné en alternance lors des cinquante dernières années n’ont réuni dimanche 10 avril que 6,53 % des voix. Les deux candidates n’auront pas eu un chemin facile dans cette campagne, peu soutenues par leurs appareils politiques respectifs, et peinant à mettre en évidence la singularité de leurs programmes. Valérie Pécresse a également fait les frais d’une forme de vote utile pour le président sortant dès le premier tour. Emmanuel Macron semble ainsi avoir gagné ses deux paris : celui, en 2017, de rallier à lui les électeurs de la social-démocratie, et celui, en 2022, de faire imploser la droite pour en récupérer l’électorat modéré.

Ce faisant, on observe une recomposition du paysage politique du moins sur le plan national - les partis “historiques” et les écologistes conservant de fortes implantations locales et régionales - , divisé en trois pôles : un pôle libéral et pro-européen se définissant lui-même comme “progressiste”, un pôle d’extrême droite, et un pôle de gauche radicale se définissant comme “populaire”.

Mélenchon fait le plein du vote utile - mais échoue à nouveau

Jean-Luc Mélenchon, le candidat du parti La France Insoumise, à la tête du mouvement “L’Union populaire” n’est pas passé très loin du second tour (il lui manquait pour cela 421 420  voix), ce qui aurait, assurément, conduit à un autre débat et à une autre atmosphère pour les deux semaines d’entre-deux-tours. Il a indéniablement réussi à capter progressivement le vote de l’électorat de gauche et écologiste au cours des dernières semaines, et plus particulièrement des derniers jours de campagne, appelant à faire barrage à Marine Le Pen dès le premier tour, soutenu en cela par de nombreuses personnalités de la gauche et de la société civile. Malgré une position ambivalente sur la Russie de Poutine et les relations internationales doublée d’un euroscepticisme marqué, de nombreux électrices et électeurs socialistes ou écologistes ont voté pour lui dès le premier tour, pour beaucoup dans une logique de “vote utile”, plus que par adhésion à l’ensemble de son programme. Le candidat semble également avoir eu du succès dans sa stratégie de mobilisation de l’électorat jeune et des abstentionnistes. Ainsi, si seuls les jeunes de 18 à 34 ans avaient voté, le second tour aurait opposé Jean-Luc Mélenchon (aux alentours de 31 à 34 %) à Marine Le Pen (24 à 25 %). La question reste de savoir si et comment la succession de Jean-Luc Mélenchon à la tête du mouvement sera assurée au cours des prochaines années et si ses partisans resteront unis autour d’autres visages que la figure tutélaire qu’il est pour eux. 

Le climat ? “En un mot” !

11 minutes. C’est le temps qui a été consacré au climat en six heures d’émission politique sur la chaîne France 2. Un chiffre qui témoigne du peu d’intérêt médiatique pour ce sujet, alors même que l’environnement est, selon les sondages, la deuxième ou  troisième préoccupation des Français, et que le 3e volet du rapport du GIEC conclut qu’il reste trois ans pour agir et maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 1,5°C. Le jour même de la présentation de ce troisième volet, sur France Inter, la journaliste Léa Salamé intime à un candidat de répondre “en un mot” à la seule question posée sur le climat. Dans ce contexte, une fois encore, les écologistes échouent à se faire une place dans l’élection présidentielle. Leur candidat, Yannick Jadot, malgré des sondages encourageants au début de la campagne (aux alentours de 10 %),  n’a pas pu résister face à la tentation de ses électeurs pour le vote utile, et atterrit à moins de 5 % des voix (4,58 %). Si cela reste le deuxième meilleur score des écologistes à une présidentielle, qui ne leur a jamais été favorable, il n’en reste pas moins une profonde déception. Ils avaient réussi, au cours d’un quinquennat de profondes déceptions sur le plan de la politique climatique et environnementale, à s’imposer à la tête de nombreuses grandes villes lors des dernières élections municipales en 2020, et à prendre le leadership sur les autres forces de gauche lors des Européennes de 2019 (avec 13,48 % des voix). Dans le contexte international et européen, il a été d’autant plus difficile d’imposer un récit positif et de mettre en évidence les nombreuses solutions pour amorcer la nécessaire transformation écologique. Le débat n’aura ainsi porté que sur la hausse des prix de l’énergie, et sur l’énergie nucléaire, que la plupart des candidats - à l’exception de Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon - ont jugé indispensable pour assurer la souveraineté énergétique du pays, alors même que 24 des 56 réacteurs que compte la France étaient, début avril, à l’arrêt, et que seul un développement massif des énergies renouvelables dans les prochaines années permettrait à la France d’atteindre ses objectifs de réduction des émissions à 2030. Les questions de mobilité, pourtant remises au centre du débat par les gilets jaunes, de biodiversité et d’agriculture n’ont ainsi que peu ou pas été débattues pendant la campagne. L’affiche du second tour ne rend pas vraiment optimiste quant à un meilleur traitement de ces sujets au cours des deux prochaines semaines. Et la situation financière du parti à l’issue de ce premier tour complique le futur de l’écologie politique en France : en dessous de la barre des 5%, les écologistes n’ont pas le droit au remboursement de leurs frais de campagne et doivent trouver un moyen de rembourser les six millions d’euros dépensés. Ce fardeau financier pourrait évidemment entraver le fonctionnement du parti, qui a d’ores et déjà lancé une souscription pour réunir deux millions d’euros avant le 15 mai pour pouvoir mener la campagne des législatives.

La question n’est plus “Marine Le Pen peut-elle gagner”, mais comment ?

Au soir du premier tour, les sondages d’intention de vote pour le second donnaient une victoire plus ou moins nette pour Emmanuel Macron (entre 51,5 et 54 % des voix). En 2017, Emmanuel Macron l’avait emporté avec 66,1 % des suffrages exprimés. Marine Le Pen pourrait-elle donc être élue cette fois-ci ? En 2021, la Fondation Jean Jaurès publiait une analyse et estimait qu’il faudrait “qu’au moins une” des conditions suivantes se réalise pour qu’une victoire de Marine Le Pen soit possible au second tour :

  • un report massif de l’électorat de droite modérée sur sa candidature; 
  • une dédiabolisation assez forte pour pousser les électeurs à l’abstention plutôt qu’au vote contre;
  • un rejet d’Emmanuel Macron aussi fort que celui de Marine Le Pen chez ses opposants. 

Le constat des résultats du premier tour est assez évident : ces trois conditions peuvent se réaliser.

  • un report massif de l’électorat de droite modérée sur sa candidature;

La porosité entre l’électorat de droite modérée et de droite extrême est devenue une réalité, quand même le candidat à la primaire du parti Les Républicains, Eric Ciotti, a indiqué lors de la campagne sa préférence pour un candidat d’extrême-droite plutôt que pour Emmanuel Macron dans le cas d’un second tour dans une telle configuration, et que la position officielle du parti n’est pas clairement de voter pour le président sortant, mais “de n’accorder aucune voix à Marine Le Pen”.

  • une dédiabolisation assez forte pour pousser les électeurs à l’abstention plutôt qu’au vote contre;

Eric Zemmour (7,07 %), d’abord perçu comme un concurrent, a finalement servi à la fois de paratonnerre (prenant la foudre de ses positions pro-Poutine très controversées quand Marine Le Pen réussissait à passer sous les radars), de réservoir de votes pour la candidate du Rassemblement National - ce dont elle ne disposait pas en 2017. Il a surtout, par sa radicalité encore plus affirmée, contribué à donner de Marine Le Pen une image plus “sympathique”, plus modérée, plus “douce” dans le débat, contribuant ainsi à sa dédiabolisation.

  • un rejet d’Emmanuel Macron aussi fort que celui de Marine Le Pen chez ses opposants. 

Enfin, la politique menée par Emmanuel Macron lors de son quinquennat (répression sévère de certaines manifestations, lois sécuritaires jugées inquiétantes par bon nombre d’ONG, petites phrases méprisantes, politique éducative contestée, mesures dites “symboliques” contre certaines catégories de la population comme la baisse de 5 € par mois des aides pour le logement bénéficiant aux jeunes et notamment aux étudiants, inaction climatique) conduit à un fort rejet auprès de nombreux électeurs, notamment de gauche. Parmi ceux et celles qui ont voté  Jean-Luc Mélenchon, 69% jugent que l’avenir de la France “se dégradera” si Emmanuel Macron est réélu (ils sont 70 % à penser que cela serait le cas avec Marine Le Pen). Un rejet qui pourrait ainsi pousser ces électeurs à l’abstention.

L’élection de Marine Le Pen, si elle demeure moins probable que celle d’Emmanuel Macron, n’est donc plus impossible. La campagne de l’entre-deux-tours s’annonce donc à haut risque. Le débat télévisé opposant les deux candidats, le 20 avril, institution de la vie politique française, sera particulièrement scruté, après un échec cuisant pour Marine Le Pen en 2017. Emmanuel Macron devra savoir donner des gages aux électeurs de gauche pour espérer obtenir leur suffrage : son élection dépend d’eux, et non plus seulement d’un vote d’adhésion à son projet.

Renforcer la vitalité démocratique et la société civile : un enjeu majeur des cinq prochaines années

Ce nouveau face à face montre que le système politique français, focalisé sur la figure du président, et que la vie politique française, obnubilée par l’élection présidentielle, sont en fin de cycle. Le mode de scrutin conduit à un débat centré sur les personnalités plus que sur les programmes. Il amène à des choix tactiques, et à une forte lassitude politique des citoyens qui ne se sentent plus représentés correctement. Quel que soit le résultat dimanche 24 avril, la nécessité de revitaliser la démocratie en France semble évidente, et cela passe notamment par un renforcement des corps intermédiaires et de la société civile, dont l’espace s’est malheureusement réduit ces dernières années. Cela sera à coup sûr un enjeu majeur du prochain quinquennat, dont Emmanuel Macron devra impérativement se saisir s’il est réélu. Marine Le Pen, elle, promet d’instaurer la proportionnelle - comme de nombreux candidats et présidents avant elle - et de réviser la constitution pour y introduire une hiérarchie des droits entre Français et étrangers (la préférence nationale). Pour mettre en œuvre son programme, la personne élue devra toutefois composer avec la majorité au Parlement, qui sera élu, une élection en cachant une autre, les 12 et 19  juin 2022. Même si le président occupe une place prépondérante dans le système politique français, c’est en effet bien la majorité parlementaire qui nomme le premier ministre et le gouvernement. La bataille des élections législatives constituera donc en quelque sorte, le troisième tour de cette élection présidentielle, et celui-ci, comme le second tour du dimanche 24 avril, n’est pas encore joué.